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Propriété des oeuvres d’art digitales : une solution « cryptique »

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Pas facile la vie d’artiste ! Comme si la crise existentielle que vivent les arts visuels depuis le début du 20ème siècle ne suffisait pas, voilà que la vogue des jetons non fongibles vient compliquer la donne encore davantage. Faut-il craindre ou célébrer cette nouvelle façon de se livrer au commerce des oeuvres d’art ? Jetons un coup d’oeil sur l’univers du … jeton non fongible.

Le 11 mars 2021, la maison Christie’s tenait une vente aux enchères où un jeton non fongible pour l’oeuvre intitulée « Everydays : The First 5 000 Days » se vendait pour une somme équivalente à 69.3 millions $ (USD). Au-delà du prix élevé de la vente, la transaction est unique parce que l’oeuvre en question existe seulement en format .jpg (un format digital très courant généralement associé à des images). Plus encore, la vente portait sur le jeton lui-même, et non pas sur l’oeuvre, qui demeure la propriété de l’artiste.

Suite à la vente, l’artiste Beeple (nom véritable : Mike Winkelmann) est devenu l’un des trois artistes vivants dont les oeuvres ont le plus de valeur (on ne parle pas de mérite artistique ici, mais bien de valeur marchande). Metakovan, l’acheteur du jeton non fongible pour « Everydays … » estime que l’oeuvre sera un jour aussi connue que la célèbre Joconde et que sa valeur frisera le milliard de dollars.

Depuis, les jetons non fongibles (Non Fungible Tokens, ou NFT, en anglais) sont devenus la dernière tendance dans le monde des arts visuels, même si leur fonctionnement demeure encore nébuleux pour une majorité. En quoi ces jetons consistent-ils et quel est leur rapport avec la création artistique ? Lisez la suite.

Un peu d’histoire

Le domaine des arts visuels (en particulier celui de la peinture) a connu d’énormes bouleversements au cours du siècle dernier : frôlant l’obsolescence suite à l’arrivée de la photographie (1) à la fin du 19ème siècle, la peinture comme discipline artistique doit sa survie au rejet du réalisme en faveur de l’abstraction, que ce soit grâce à l’exploration des mondes intérieurs (surréalisme) ou la déconstruction de la réalité (cubisme, etc.). 

Cependant, l’abstraction a elle-aussi ses limites (peut-on aller plus loin que l’exposition d’une toile toute blanche comme l’a fait Robert Rauschenberg en 1950 ?) et le public commence à s’interroger sur la valeur artistique « d’oeuvres » de plus en plus hermétiques dont la réalisation semble à la portée du premier venu ( « j’aurais pu faire pareil »).

En parallèle avec cette légitime remise en question de ce qui constitue une oeuvre d’art, le processus de création devait lui aussi connaître une importante transformation avec l’arrivée des ordinateurs personnels au milieu des années 80. Finis les pinceaux et les tubes de couleurs, c’est maintenant avec une souris qu’on crée (2), que l’on soit un artiste de formation classique ou un profane qui estime qu’il « peut faire pareil » (3) ! Depuis, le marché des oeuvres digitales n’a cessé de croître pour atteindre 41 milliards de dollars en 2021, une somme égale à celle du marché mondial pour les oeuvres d’art dites « classiques ». 

Cependant, les oeuvres digitales (une catégorie plutôt large qui comprend les animations, les photos, les images vectorielles, etc. et qu’on pourrait même élargir encore davantage pour aller jusqu’à inclure la musique et le cinéma) possèdent un inconvénient majeur : un seul clic (ou une simple pression du doigt) suffit pour qu’une oeuvre qui était jusque là unique soit partagée à des milliers, voire des millions, d’exemplaires. La valeur des oeuvres d’art « classiques » provient de leur rareté (il n’y a qu’une seule Joconde) et cette rareté est possible en grande partie parce que l’oeuvre existe sur un support physique. 

Si seulement il existait une façon de conférer cette rareté à une oeuvre digitale …

Le jeton non fongible à la rescousse

On parle beaucoup de cryptomonnaie ces temps-ci (on pense à Bitcoin, bien entendu, mais il faut aussi mentionner Ethereum et Litecoin), surtout en raison des fortunes réalisées par certains détenteurs. Mais, au-delà de la spéculation, la cryptomonnaie se veut d’abord et avant tout une alternative aux systèmes monétaires actuels qui sont souvent en proie aux manipulations de toutes sortes (4). La force de la cryptomonnaie est que chacune des transactions effectuée à l’aide de cette monnaie est, du fait de son partage sur des milliers d’ordinateurs, publique et vérifiable (voir l’encadré). Cependant, les cryptomonnaies (à l’instar des autres monnaies) sont considérées comme étant « fongibles », c’est-à-dire que les unités sont interchangeables (un billet de 20 dollars a la même valeur qu’un autre billet de 20 dollars).

Les jetons non fongibles (qu’il serait sans doute plus approprié de nommer « jetons uniques ») amènent ce concept un pas plus loin et jumellent un bien digital avec un autre fichier digital qui agit comme un certificat d’authenticité. Ainsi, le détenteur du jeton 123 (chaque jeton est non fongible, donc unique) est considéré aux yeux de tous comme le seul détenteur d’une véritable copie de l’oeuvre digitale XYZ. En d’autres termes, un jeton, dont la validité est vérifiée en permanence par la chaîne de blocs, est la preuve que votre copie d’un fichier digital est l’original. Certes, des copies de l’oeuvre peuvent circuler sur internet et il est possible de sauvegarder ces copies sur un disque dur, mais seul le détenteur du jeton associé à une oeuvre peut revendiquer la possession d’un certificat attestant de l’authenticité de son « original ». 

Grâce aux jetons, il devient donc désormais possible de collectionner des oeuvres digitales comme il est possible de collectionner des cartes de hockey ou … des tableaux de grands maîtres. Le propriétaire du jeton ne détient pas une toile qu’il peut accrocher à son mur, mais plutôt un fichier digital (le jeton) qui confirme son droit et qu’il doit conserver comme s’il s’agissait d’un objet précieux (5).

L’avenir des jetons

L’or n’aurait certainement pas la valeur qu’on lui connaît si chacun pouvait en fabriquer chez soi en appuyant sur un bouton. Les jetons non fongibles représentent donc une solution originale au problème apparemment insoluble de la « rareté » de ces biens qui peuvent être facilement copiés sans perte de qualité (pensez ici à tout ce qui est digital). Cela explique en bonne partie pourquoi les jetons sont devenus si populaires au cours des dernières années, à un point tel qu’ils ont même donné naissance à des sites de vente/achat, véritables marchés boursiers des oeuvres digitales où l’on retrouve un peu de tout (y compris … des chatons digitaux, une idée de la firme Axiom Zen de Vancouver. Visitez https://www.cryptokitties.co/ pour en savoir plus).

Au-delà du fait qu’il est très difficile de distinguer les véritables oeuvres d’art digitales des simples gribouillages sur ordinateur (une visite sur opensea.io, une des plus importantes bourses des oeuvres digitales, vous en convaincra), plusieurs questions subsistent quant à la valeur réelle des jetons : pour un, les transactions impliquant des jetons non fongibles se font presque exclusivement en utilisant de la cryptomonnaie (elle-même une source de spéculation et, par conséquent, d’instabilité). Si la valeur de la monnaie d’achat s’écroule, il en sera de même de la valeur du jeton. 

De façon assez paradoxale pour un produit qui est somme toute immatériel, les jetons font aussi l’objet de critiques pour leur impact sur l’environnement : les exercices de validation de la chaîne de blocs visant à assurer qu’elle reflète en tout temps l’ensemble des transactions consomment énormément d’énergie. Ainsi, on estime qu’une transaction impliquant la mise en vente, l’achat et la  « récolte » (« minting », en anglais) d’un seul jeton non fongible consomme autant d’électricité que le fonctionnement de … dix réfrigérateurs pendant un mois. De quoi refroidir les ardeurs !

L’avenir des jetons est intimement lié à celui des cryptomonnaies : si ces dernières réussissent à atteindre un degré de légitimité (ce qu’elles ont commencé à faire dans certains pays comme El Salvador où le bitcoin est reconnu comme une monnaie d’échange légale, mais il reste encore beaucoup de chemin à faire), les jetons non fongibles réussiront peut-être à intéresser une clientèle autre que celle des spéculateurs. D’ici là, collectionnez les jetons à vos risques.

La cryptomonnaie

Une cryptomonnaie (que certains appellent aussi « cybermonnaie »), c’est de l’argent numérique. La cryptographie, quant à elle, est la science du chiffrement d’informations et c’est sur ce principe que reposent les monnaies numériques. Toutes les données sur les détenteurs et sur les mouvements sont enregistrées sous une forme chiffrée. Et pas sur un seul et unique serveur mais sur plusieurs milliers de serveurs simultanément. Chaque transaction est ainsi enregistrée de façon décentralisée au sein d’un réseau. Il est donc presque impossible de falsifier les transactions. Ce système est appelé « chaîne de blocs » (ou « blockchain », en anglais).

Cette « chaîne » repose sur trois concepts. Le premier est le grand livre public. Tous les participants du réseau peuvent voir librement chaque transaction au sein de la chaîne. Les transactions non valables sont rapidement rejetées grâce à ce principe de contrôle multiple. Si quelqu’un veut par exemple transférer plus de monnaie qu’il n’en possède, la transaction n’est pas effectuée.

Pour éviter que ce grand livre puisse être manipulé, il est décentralisé avec le deuxième concept. Les informations ne sont pas enregistrées sur un seul ordinateur mais sur tout un réseau d’appareils. Chacun peut ainsi tenir une copie du grand livre public. 

Mais comment garantir que chaque participant du réseau possède la même copie du grand livre ? C’est là qu’interviennent les mineurs. Leur rôle est de garder le réseau à jour et de le contrôler. Pour confirmer une transaction, il faut d’abord vérifier si elle est valable, donc contrôler si l’expéditeur a suffisamment d’argent. Ensuite, le mineur doit calculer un code électronique qui lui permet d’enregistrer la transaction dans son grand livre. C’est là qu’entre en action la méthode « preuve de travail » (« proof of work », en anglais). La solution requiert en effet une certaine puissance de calcul. Si le code a été trouvé, le transfert est enregistré dans le grand livre du mineur et ce code est ensuite partagé avec l’ensemble du réseau. Toutes les copies de la chaîne restent ainsi identiques. Le premier mineur, qui vérifie la transaction, est rémunéré en bitcoins pour le travail effectué.

Publiée par la Société de développement économique de la Colombie-Britannique, la série de dossiers « L’économie déchiffrée » vise à mettre en relation plusieurs données statistiques liées à l’économie de la Colombie-Britannique dans le but de mieux outiller sa clientèle afin qu’elle comprenne davantage les défis présents et à venir.

Notes :

  1. En effet, qui a besoin d’une image peinte de la réalité quand on peut obtenir le même résultat, à moindre coût et beaucoup plus rapidement, avec un appareil photographique ?
  2. Bien entendu, cela ne signifie pas qu’il n’est plus possible de se procurer des tableaux dans les galeries d’art. Bien au contraire : ce marché traditionnel de l’art continue de battre des records en terme de ventes même si le nombre d’oeuvres produites reste à peu près le même.
  3. Les partisans des modes de création artistique « traditionnels » vont avancer qu’un accès accru à des moyens de création (ce que l’ordinateur et autres appareils électroniques permettent) n’est pas gage de création artistique ou même de qualité. En d’autres termes, ce n’est pas parce que c’est possible de prendre une photo avec son téléphone que cette photo sera une oeuvre d’art. On s’interroge aussi sur les compétences techniques de l’auteur d’une oeuvre quand son seul geste consiste à appuyer sur un bouton. C’est ce même argument qu’on faisait lors de l’arrivée de la photographie et pourtant bon nombre de photos sont maintenant considérées comme des oeuvres d’art. Quant aux compétences techniques, on pourrait dire que Marcel Duchamp, un artiste que plusieurs considèrent comme le plus important du 20ème siècle, savait à peine dessiner. 
  4. Ces manipulations sont le plus souvent le fait des banques centrales qui contrôlent la masse monétaire, notamment en « imprimant de l’argent », un geste qui a pour effet de diluer la valeur des billets en circulation et, par conséquent, de réduire le pouvoir d’achat. Ce problème n’existe pas avec les cryptomonnaies qui sont décentralisées et à l’abri des manipulations. Bitcoin, par exemple, limite le nombre de bitcoins en existence à 21 millions. De ces 21 millions, environ 19 millions ont déjà été « minés » à ce jour et lorsque cette limite aura été atteinte, plus aucun bitcoin ne sera mis en circulation.
  5. Attention aux arnaques et autres attaques frauduleuses comme celle qui s’est produite récemment sur le site du Bored Apes Yacht Club et qui devait entraîner le vol de plusieurs … singes désabusés (évalués à 3 millions $).

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