L’amour ne fait peut-être pas tourner le monde, comme le veut le dicton, mais on doit admettre qu’il inspire de nombreuses activités économiques, de la musique populaire (peu de chansons ne mentionnent pas l’amour, au moins une fois) à la production de bijoux (pensez aux bagues de fiançailles et autres démonstrations d’affection à base de pierres précieuses). À l’approche de la Saint-Valentin, nous vous proposons donc un dossier thématique consacré à ce qui est, dans l’esprit de plusieurs, la manifestation la plus évidente de notre recherche quasi-constante de l’amour, c’est-à-dire l’industrie des rencontres en ligne.
Pas toujours facile de rencontrer l’âme sœur! Au-delà des questions (ô combien importantes) de compatibilité, la sagesse populaire nous enseigne que trouver l’amour est avant tout une question de probabilités et que les chances de succès sont proportionnelles avec le nombre de candidat(e)s. Un peu comme une loterie où les chances de remporter le gros lot augmentent avec le nombre de billets que vous achetez (1). La loterie de l’amour, en quelque sorte.
Plusieurs s’en remettent encore au hasard pour faire des rencontres, mais un pourcentage grandissant de coeurs solitaires a recours à une approche plus « systématique », à savoir les sites (ou applications) de rencontres en ligne. Héritiers directs de la section « Recherche âme soeur » qu’on retrouvait jadis dans plusieurs journaux locaux (mais avec un rayonnement infiniment plus grand et donc, en théorie, des probabilités accrues), les sites ou applications de rencontre ont connu une croissance remarquable depuis le début du millénaire.
Et pour la bonne raison qu’ils semblent donner des résultats. C’est ce que confirme une étude de l’université Stanford de 2017 qui rapporte qu’environ 19 % des couples qui ont participé à une enquête sur les façons dont ils se sont rencontrés mentionnent qu’il se sont rencontrés en ligne, bon pour le premier rang parmi les façons de rencontrer l’âme soeur. Viennent ensuite les rencontres facilitées par des amis (17 %), puis les rencontres dans les bars ou restaurants (15 %) (2).
Ces données, aussi intéressantes soient-elles, deviennent encore plus révélatrices quand on constate que la méthode des rencontres en ligne a fait un bond considérable au fil des ans alors qu’elle est passée de moins de 2 % en 1990 (la préhistoire ou, plus exactement, l’époque avant l’adoption généralisée de l’internet) avant d’atteindre le total actuel. Il est aussi intéressant de noter qu’au cours des 50 dernières années, la méthode de rencontre la plus éprouvée pour faire des rencontres (c’est-à-dire celle qui semble donner les résultats les plus constants) demeure encore l’intervention bienveillante des amis (presque toujours aux environs de 18 %).
L’amour en chiffres
On s’en doute, le recours de plus en plus fréquent aux sites et applications de rencontre en ligne a eu pour effet de multiplier le nombre de ces sites et applications, ce qui a entraîné une segmentation du marché. Ainsi, il existe désormais des sites ou applications pour les personnes gays (Grindr), les « féministes » (Bumble. voir encadré), voire même les amateurs de plein air (Rencontre Sportive, un site québécois, alors préparez-vous à y retrouver plusieurs personnes avec des tuques ou des casques de vélo, selon les saisons). Bien entendu, tout ça, c’est sans compter les sites plus anciens, pionniers des rencontres en ligne que sont Plenty of Fish, OK Cupid et Eharmony.
En terme de popularité à l’échelle mondiale, la palme revient à Tinder qui domine le secteur depuis plusieurs années déjà (environ 80 millions d’utilisateurs en 2021), suivi de Badoo (environ 60 millions d’utilisateurs, la majorité en Europe et en Amérique du Sud) et de Bumble (environ 45 millions d’utilisateurs). Pour les États-Unis, le classement est légèrement différent alors que Tinder domine là-aussi avec une part de marché de 32.3 %, mais suivi de Bumble (part de marché de 22.2 %) et de Plenty of Fish (part de marché de 15.5 %) (3).
En tout et pour tout, les sites et applications ont attiré environ 320 millions d’utilisateurs en 2021 alors que les applications, à elles seules, ont été téléchargées à plus de 260 millions de reprises. Des chiffres impressionnants qui ont permis à l’industrie de générer des revenus de l’ordre de 5.61 milliards $ USD de revenus en 2021. À elle seule, l’application Tinder a généré 1.4 milliards $ USD en 2020. On s’en doute, les investisseurs ont éprouvé un véritable coup de foudre pour ce genre de rendement alors que le secteur dans son ensemble a connu une croissance annuelle d’environ 6 % depuis 2017 (4).
Rencontres au Canada
Qu’en est-il des données pour le Canada? Le poids démographique du pays est peut-être plus modeste, mais cela ne signifie pas pour autant que les Canadiens ne sont pas aussi « romantiques ». Ainsi, on comptait environ 2.6 millions d’utilisateurs de sites ou applications en 2021, une augmentation de plus de 20 % du nombre qu’on retrouvait en 2017 (5). Les revenus générés, eux aussi, suivent la même courbe alors qu’ils sont passés de 33 millions $ USD en 2017 à 55 millions $ USD en 2021. Cette croissance devrait se maintenir au cours des prochaines années, même si le taux de croissance va ralentir (on prévoit 3.1 millions d’utilisateurs en 2027 avec des revenus anticipés de 66 millions $ USD, soit une croissance annuelle d’environ 2.5 %).
Quel était le profil de ces utilisateurs au Canada en 2021? Et bien, comme il fallait s’y attendre, il s’agit surtout d’hommes (environ 81 %), dont une majorité est âgée entre 25 et 44 ans (plus de 39 % pour la tranche d’âge des 25 à 34 ans et 25 % pour les 35 à 44 ans). Les services de rencontre en ligne continuent de plaire à la classe moyenne alors que plus de 47 % des utilisateurs ont des revenus qualifiés de « moyens » (4).
Le modèle économique
Alors qu’on voit rapidement l’intérêt des sites ou applications pour les utilisateurs, il est plus difficile de voir comment les entreprises qui gèrent ces services réussissent à « rentabiliser » l’amour.
Plusieurs des sites ou applications génèrent des revenus selon ce qu’on qualifie de modèle semi-payant (Freemium, en anglais). Ce modèle part de la prémisse que, plus il y a d’utilisateurs, plus il y aura de revenus. L’inscription auprès des sites ou applications qui utilisent ce modèle est donc gratuite, mais restreint ce que les utilisateurs sont en mesure d’accomplir (nombre de « glissements » limités, nombre limité de profils qui peuvent être consultés, etc.).
Il faut donc généralement passer à la vitesse supérieure, c’est-à-dire au modèle payant, pour tirer pleinement profit de l’application. Le modèle payant se résume le plus souvent à un abonnement mensuel dont le tarif varie selon les options désirées par l’utilisateur. Par exemple, Bumble propose Bumble Boost, un service qui permet un nombre illimité de glissements (swipes, en anglais), une place de premier plan parmi les profils (pour 30 minutes seulement) et la possibilité d’utiliser 5 « super-glissements » (manifester votre intérêt pour un autre utilisateur). Si cela ne vous suffit pas, il y a toujours Bumble Premium où vous serez en mesure de voir les utilisateurs qui ont retenu votre profil ou de ne retenir que les profils qui correspondent à certains de vos critères (taille, opinions politiques, pratique de sport, etc.).
Vous aurez peut-être remarqué que le modèle économique des applications de rencontre ressemble étrangement à celui des applications de jeux, et avec raison : un peu comme certains jeux où il est possible de se procurer des armes plus puissantes ou des « vies » supplémentaires, les applications de rencontre proposent plusieurs armes de séduction « à la carte », tels que les Tinder Boosts (votre profil apparaît plus rapidement dans la liste des candidats). Le service Hinge vous offre même la possibilité d’offrir une rose à la personne de votre choix (une rose gratuite par semaine ou 5 $ la rose pour les romantiques invétérés).
Enfin, le tableau du modèle économique des sites et applications de rencontre ne saurait être complet sans une mention de la … publicité. Même si elle n’est pas une source importante de revenus, la publicité est néanmoins présente dans certaines applications de rencontre, ne serait-ce que parce qu’elle permet de stimuler la demande pour les abonnements mensuels (on supprime généralement la publicité lorsqu’une personne s’abonne).
Amour rime avec … pas toujours
Le succès des sites et applications de rencontre en ligne démontre qu’il est possible de créer un modèle économique où l’idée de payer pour rencontrer d’autres personnes est acceptée et normalisée. Cependant, implanter le modèle est une chose et le maintenir en est une autre : en effet, la survie des services de rencontre en ligne passe par leur capacité à sans cesse générer de nouveaux utilisateurs (idéalement payants), un défi de taille à mesure que les couples se forment (on peut présumer que la plupart des gens vont cesser d’utiliser un site ou une application de rencontre, ou à tout le moins réduire considérablement leur utilisation, à partir du moment où ils s’établissent en couple). Ce danger de saturation ne va aller qu’en s’amplifiant à mesure que le nombre de sites se multiplie.
En corollaire de cet aspect, la survie à plus long terme de l’industrie va nécessiter qu’elle définisse plus clairement son identité : est-ce que les sites ou applications de rencontre en ligne visent à faciliter la rencontre de l’âme soeur dans une perspective de relation durable ou servent-ils plutôt à encourager les histoires plus éphémères (un euphémisme pour vous savez quoi)? Certains pourront prétendre que ces deux objectifs ne s’opposent pas nécessairement, mais nous soupçonnons qu’il s’agit d’une minorité.
Une rupture est peut-être à l’horizon au sein de l’industrie, pour raison d’incompatibilité.
Le cas Bumble
Tinder continue de dominer le marché, mais cela ne signifie pas que la suprématie de l’application n’est pas remise en question. Son modèle innovateur qui va à l’essentiel selon certains (glissement vers la droite s’il y a un intérêt, glissement vers la gauche pour rejeter) a aussi pour effet de transformer la recherche de l’âme soeur en une quête plutôt superficielle. Ce qui explique que Tinder a acquis la réputation, au fil des ans, d’une application qui se préoccupe plus de relations « passagères » que de rencontres durables. Difficile de faire autrement quand on ne dispose comme élément d’information que d’une photo et de détails très rudimentaires (qui peuvent être véridiques, ou non).
Arrive Bumble, une application où ce sont les femmes qui décident. Alors qu’une femme sur Tinder risque de générer beaucoup d’intérêt (en bonne partie parce que le pourcentage d’utilisateurs masculins dépasse considérablement celui des utilisatrices), Bumble permet aux femmes d’initier les échanges, ce qui permet de réduire le volume et contribue ainsi, en théorie, à garantir une expérience plus sereine. Et ça semble fonctionner alors que Bumble vient maintenant au second rang des applications de rencontre en Amérique du Nord.
Ceci dit, il importe de préciser que dans la plupart des marchés (notamment en Asie), les applications qui favorisent les rencontres plus temporaires continuent de dominer outrageusement en termes de popularité.
Publiée par la Société de développement économique de la Colombie-Britannique, la série de dossiers « L’économie déchiffrée » vise à mettre en relation plusieurs données statistiques liées à l’économie de la Colombie-Britannique dans le but de mieux outiller sa clientèle afin qu’elle comprenne davantage les défis présents et à venir.
Notes :
(1) : Bien entendu, en amour comme à la loterie, il y a des gens qui gagnent du premier coup en n’achetant qu’un seul billet, mais il s’agit là d’exceptions.
(2) : https://data.stanford.edu/hcmst2017. Cliquez ici pour voir l’évolution des méthodes de rencontre au fil des décennies : https://flowingdata.com/2019/03/15/shifts-in-how-couples-meet-online-takes-the-top-spot/
(3) : https://www.businessofapps.com/data/dating-app-market/
(4) : https://www.statista.com/outlook/dmo/eservices/dating-services/online-dating/worldwide#revenue
(5) : https://www.statista.com/forecasts/676568/eservices-dating-services-online-user-by-segment-in-canada